CHAPITRE PREMIER

 

Quelque chose réveilla Jo. Mais il ne sut pas quoi. Un bruit peut-être, ou un frôlement d’insecte, ou la chute d’une feuille sur sa joue… Un contact furtif sur sa peau, une vibration dans ses tympans, une intrusion minime dans son sommeil qu’il avait déjà oubliée en reprenant conscience. Et ça n’avait aucune importance. En fait, il n’avait même pas cru s’être endormi. Mais le silence du soir, la douceur de l’air, la quiétude de cette journée d’été avaient dû avoir raison de ses sens.

Il se racla la gorge, ses paupières papillonnèrent, gorgées de lumière bleue. Une touffe d’herbe un peu plus pointue, un peu plus coupante que les autres, irritait ses côtes à travers sa chemise. Il se redressa sur les coudes, passa son avant-bras droit derrière ses reins pour se gratter. Il avait la gorge légèrement sèche, il toussota encore, avala sa salive acidifiée d’un goût métallique.

Une mouche bourdonna un instant autour de sa tête, il battit deux ou trois fois l’atmosphère de sa main, sans la voir. Le bourdonnement s’éloigna, tout en restant perceptible dans la trame frissonnante de cette fin d’après-midi. La fin de l’après-midi, vraiment ? Jo se redressa tout à fait, arqua ses reins douloureux… ou peut-être pas douloureux, lourds simplement, et consulta sa montre-bracelet. Il considéra un moment le cercle blanc avec son couvercle de verre, le collier de petits chiffres noirs, les deux aiguilles en angle, le mince trait rouge, immobile, de la trotteuse. Un pli vint se former entre ses sourcils, il le sentit au tiraillement des muscles au sommet de son nez, se força à détendre cet irritant bourrelet de peau en formation. Il porta la montre à son oreille, secoua le poignet, inutilement. Sa montre était arrêtée. Pourtant il l’avait remontée… Eh bien, il ne savait plus quand. En tout cas elle s’était arrêtée, sur trois heures, et il devait naturellement être beaucoup plus tard que ça puisque c’était le soir.

Jo remua les épaules, avala une grande goulée d’air parfumé. C’était en tout cas ce qu’il avait pensé en se réveillant : le soir. Mais, en réfléchissant un peu mieux, il était incapable de se souvenir à quel moment exactement il avait pu s’endormir. Et il ne savait pas combien de temps il avait dormi. Son index alla chercher, sur son occiput, au milieu des mèches rudes et emmêlées, un soupçon de démangeaison qu’il fit partir de l’ongle. Il leva la tête. L’arbre sous lequel il s’était assoupi étendait ses pesantes ramures entre lui et le ciel. Un châtaignier. Ou un marronnier. Jo plissa les yeux. Oui, c’était un marronnier, il pouvait distinguer les petites boules vert clair des bogues encore dépourvues de piquants. C’était de là-haut qu’était tombée la feuille qui l’avait réveillé. À moins que ce ne fût la mouche, après tout.

Jo secoua la tête, passa une phalange machinale sur ses lèvres. Son doigt rencontra le dessin en relief d’un sourire tout aussi machinal. À quelques mètres de Jo la rivière ondoyait, turquoise, émeraude, et par endroits presque noire, mais si calme qu’elle semblait immobile et qu’il lui fallut vraiment tendre l’oreille pour entendre le doux friselis de l’eau caressant les herbes de la berge. La rivière était large, vingt mètres, ou trente. La forêt commençait immédiatement à l’aplomb de la rive opposée, il pouvait voir les racines tortueuses des gros arbres sinuer sur le dévers et plonger dans le courant. La forêt était dense, sombre, constituée principalement de conifères dont certains étaient peut-être des séquoias, mais Jo n’en était pas certain, le nom lui était venu comme ça. La forêt se lançait devant lui à l’assaut d’une colline en dos d’âne, qui se fondait vers l’amont comme vers l’aval dans d’autres collines pareillement touffues. Il n’y avait aucune maison en vue.

Jo soupira, ses doigts s’activèrent pendant quelques secondes sur ses reins, il se leva. Debout, il plaqua une main sur ses yeux. Un vertige l’avait saisi dans un soudain tourbillon, il avait cru tomber. Mais le trouble passa aussi vite qu’il était arrivé, bien que Jo pût sentir son cœur cogner dans sa poitrine et, sur ses tempes, l’empreinte fraîche de la sueur avivée par un bref souffle de vent. Il respira à fond, descendit vers la berge. Il avait sans doute eu tort de s’abandonner au sommeil, en plein après-midi de chaleur. Ses yeux effleurèrent encore sa montre, mais les aiguilles n’avaient pas bougé, il avait oublié de la remonter. Il le fit, cette fois, et la régla sur six heures…, disons six heures et demie. Il pouvait être six heures et demie, oui : malgré la clarté vibrante du ciel uniformément bleu, il ne voyait pas le soleil, caché déjà par la colline en face de lui. Le soleil se couchait bien derrière cette colline ? Cette question l’interloqua une seconde, une seconde seulement, et ses lèvres s’étirèrent pour un nouveau sourire. Qu’est-ce qui lui prenait ? Évidemment que le soleil se couchait à cet endroit-là, dans ce sombre lit aux ressorts émoussés. Il l’avait toujours vu, il l’avait toujours su, il en avait toujours été ainsi, depuis que le monde était monde.

Depuis que le monde était monde… La phrase voleta un instant dans le cerveau de Jo, tandis qu’il restait debout au bord de la rivière, les yeux perdus entre la violente nudité du ciel et le noir liséré des conifères de crête. C’était une jolie phrase, aux sonorités agréables, au sens profond. Elle se dilua alors qu’il s’agenouillait, ses pieds chaussés de hideuses sandales en plastique orange s’enfonçant dans la terre détrempée de la berge. Sa canne à pêche était restée là où il l’avait abandonnée pour son somme, coincée entre deux rochers, un arc jaune, un frêle pont lancé au-dessus de l’eau noire mais brutalement interrompu au bout de trois mètres. Le fil, un éclair argenté, la tranche d’un couteau, s’inclinait vers l’aval, mais le courant était si dolent que le bouchon ne dansait même pas.

Jo prit le temps d’examiner ses pieds, et plus précisément ses orteils. Il les fit remuer sous les arceaux de plastique des sandales, s’amusa de voir ces disgracieux trognons aux ongles carrés s’agiter par grappes, des bêtes vaguement répugnantes cherchant à s’échapper de leur cage. Il souriait toujours. Sans se redresser, il dégagea la canne, débloqua le moulinet, actionna la manivelle. Le bouchon s’envola, laissant à la surface de l’eau des cercles concentriques qui s’ovalisèrent dans le sens du courant. Le bouchon était jaune vif, avec un trait rouge au niveau de sa ligne de flottaison. Jo pensa à une toupie. Est-ce qu’il avait possédé une toupie de ce genre, gosse ? Il ne s’en souvenait plus. La mouche jaillit à son tour hors de l’eau, un plumet topaze et doré. Bien entendu, aucune truite ne se débattait au bout de l’hameçon. Cette eau était si noire, si figée, qu’elle lui parut tout à coup impropre à toute vie. C’est vrai, il n’avait vu aucun poisson sauter pour gober un insecte, et pourtant c’était bien l’heure où les habitants de la rivière s’agitent, remontent vers la surface, attirés par la montée du crépuscule. Le crépuscule ? Non, pas encore. Au-dessus de la colline le ciel était toujours aussi bleu, et la fluide lumière ocre qui baignait le vallon toujours aussi puissante.

Perplexe, Jo démonta le moulinet et la canne, rangea le tout dans l’étui qu’il avait abandonné dans l’herbe. Son panier à poissons était là aussi, à côté des rochers, avec le sac en plastique noir, un sac-poubelle, et le linge de cuisine à carreaux blancs et rouges. Mais le panier était vide. Jo n’avait rien pris aujourd’hui. S’il avait remonté quelque chose plus tôt dans l’après-midi, il s’en serait souvenu, bien sûr. Il se releva, son étui en bandoulière. Il se sentait morose, et fâché de l’être. Il y avait du poisson, dans la rivière. Il lui était arrivé de tirer une truite ou deux, ou des gardons. Ça devait lui être arrivé, oui. Mais la pêche n’était qu’un prétexte pour venir passer quelques heures tranquilles au bord de l’eau, à regarder la nature, à écouter le silence. Et, si le besoin s’en faisait sentir, à piquer un petit roupillon.

Jo secoua la tête. Le sourire venait de renaître sur ses lèvres, un sourire sans but ni cause, un sourire pour lui tout seul. Il se sentait étrangement vide, creux, vacant. Ses yeux plongèrent vers la surface des eaux inertes, dures, sombres et plates comme un couvercle de marbre. Il n’y avait même pas une libellule au-dessus du courant figé ? Un de ces beaux insectes chasseurs, aux ailes soudées par un seul battement d’argent, à l’abdomen délicatement ocellé de vert ou de bleu turquoise ? Eh non, il n’y a pas la moindre libellule dans la gorge, ni au-dessus de l’eau, ni nulle part.

Jo dansait d’un pied sur l’autre, il ne s’était même pas rendu compte d’avoir amorcé le mouvement, c’était seulement le désagréable bruit de succion produit par ses semelles de plastique dans l’herbe gorgée qui l’avait alerté. Il dut faire un effort pour stopper le battement automatique de ses jambes. Le malaise revenait, sans qu’il en perçût la cause. Ses sourcils se contractèrent. Le silence était tel que c’en était anormal. Il se retourna brusquement. Il avait cru…

Jo cligna les yeux. La prairie piquetée de fleurs verdoyait, parsemée de quelques arbres, des arbousiers et des pruniers laissés à l’abandon, qui ne donnaient que de petits fruits durs et aigres. La crête était proche, une vingtaine de mètres, ou guère plus, soulignée par une barrière fraîchement repeinte en blanc et une rangée de jeunes frênes aux feuilles si immobiles qu’elles auraient pu être en métal. Derrière les frênes et la barrière, le ciel n’était qu’un pan lisse, d’une tonalité un peu plus foncée que vers l’est. Aucun oiseau n’y tournoyait, la surface outremer n’était marquée par aucun accent circonflexe qui aurait signalé des hirondelles en goguette, elle n’était pas traversée par l’ombre jacassante des corneilles, aucun rapace à l’éclat fauve n’était fixé à son sommet. Il n’y avait pas d’oiseaux. Jo gonfla ses poumons. Pendant de trop longues secondes, il s’était retenu de respirer. Juste avant de se retourner, il avait eu l’impression que quelqu’un le regardait, un regard insistant, planté dans sa nuque.

C’était idiot. Il n’y avait personne en vue sur la courte perspective de la prairie en pente. Et même s’il y avait eu quelqu’un, ce n’aurait pu être qu’un paysan du coin, à la rigueur un citadin attardé voulant profiter comme lui de la quiétude du soir loin de l’agitation de la ville. Seulement une présence anodine, certainement pas un danger.

Un danger… Pourquoi une idée pareille lui était-elle venue en tête ? Un danger, vraiment, ici ! Et puis de toute façon il n’y avait personne. Jo refit face à la rivière, esquissa quelques pas sur sa droite, se baissa pour prendre son panier à poissons vide. À côté du panier à poissons se trouvait un petit sac à dos orange, presque du même orange que ses sandales. Il avait été caché par le panier à poissons, il l’avait oublié. C’est dans ce sac qu’il avait mis son casse-croûte. Il l’avait oublié aussi. Il écarta les bords du sac. Au fond, il y avait un quignon de pain, du papier métallisé qui protégeait des tranches de saucisson, un bocal de verre avec un large bouchon de liège, qui contenait des cornichons doux, et quelques fruits, poires et abricots. Mais il n’avait rien mangé. C’était étrange. Sa main gauche parcourut son estomac, à travers sa chemise de toile à carreaux bruns et beiges. Sous ses doigts, il sentit la masse de la chair, sa propre chair, une panse large à qui il aurait fallu d’un rien pour qu’elle déborde, mais que contenait un dur réseau de muscles. C’est ce somme imprévu qui lui avait fait passer l’heure du casse-croûte. Et maintenant il n’avait plus faim.

Et puis il préférait se garder pour le repas du soir, qu’était certainement en train de lui préparer… qu’était certainement en train de lui préparer sa femme. Il allait rentrer. Il n’avait que trop traîné au bord de cette rivière. Maintenant elle lui paraissait sinistre, colmatée par la masse noire du reflet de tous ces conifères à l’envers. Il fallait qu’il rentre, le dimanche, ce dimanche de paix, était bel et bien terminé.

Il rafla d’une seule main le panier à poissons et le sac à dos. Dans la pochette extérieure du sac un journal plié en deux dépassait. Il ne put lire que la moitié du titre. Sunday. Mais c’était le Sunday Paper, le journal du dimanche, qu’il avait emporté et n’avait même pas lu. Accrochée au sac, une gourde en plastique jaune ballottait. Un liquide remuait à l’intérieur. Du jus de fruits ? Du Coca-Cola ? Du kéfir ? Il ne savait plus ce qu’il avait emporté, il n’avait rien bu. Il assura le sac sur son épaule, contre l’étui à canne à pêche, et entreprit l’escalade de la prairie, jusqu’à la barrière blanche, les frênes, la route.

Ses pieds faisaient craquer l’herbe tandis qu’il grimpait à larges et lentes enjambées, écrasant de petites fleurs violettes. Mais, à part le bruit de ses pas, le silence était toujours total. Même le frottement léthargique de l’eau contre la berge était devenu inaudible. Jo remuait des pensées chagrines dans sa tête. Le dimanche se terminait, demain c’était lundi, il lui faudrait reprendre le travail. Son pas ralentit. Est-ce que c’était bien sûr ? Est-ce qu’au contraire il n’avait pas encore une semaine de vacances devant lui ? Ça alors ! Il n’arrivait pas à pencher pour l’une ou l’autre hypothèse. Il n’avait pas vu passer le temps, il ne l’avait pas comptabilisé, il n’avait rien fait de spécial pendant ces vacances, seulement la rivière et la pêche infructueuse, tous les jours, ou pratiquement tous les jours…

Quelle était la date d’aujourd’hui ? Il ne se souvenait pas. Pour le savoir, pour savoir s’il devait reprendre le collier dès le lendemain ou s’il avait encore toute une semaine de farniente devant lui, il lui aurait suffi de tirer le Sunday Paper de la poche du sac et de vérifier. Mais il ne le fit pas. Il n’en avait pas envie, il saurait bien assez tôt, chez lui, à la maison. Sa foulée reprit son rythme soutenu, il fut très vite en haut de la pente. La barrière n’était que symbolique, il se borna à courber entre deux piquets le fil ni barbelé ni électrifié, et à l’enjamber. Il était sur la route, il se tourna une dernière fois vers la rivière en contrebas. Bien qu’elle ne fût pas à plus d’une dizaine de mètres de dénivelé, elle lui parut plus sombre, plus immobile que jamais, une crevasse d’ombre dense d’où montait une impression de froid.

Seulement une impression, naturellement : il ne faisait pas plus froid au bord de la rivière qu’au sommet de la côte. La main droite de Jo, qui s’était par réflexe refermée sur le fil de métal, s’y crispa et le fit vibrer entre les deux piquets. Ses paupières se resserrèrent. Il avait cru voir un mouvement, juste en bas, juste au-dessous de lui. Un mouvement rapide, un éclair de lumière terne, qui s’était produit en direction de l’arbre sous lequel il avait dormi. Comme si, à l’instant même où ses yeux se posaient sur la langue d’herbe au bord de l’eau, quelque chose ou quelqu’un qui s’y serait trouvé avait brusquement bondi pour se cacher à l’abri des ramures du marronnier. Quelque chose. Quelqu’un. Cela n’avait pas de sens. Il n’y avait rien, en bas, rien ni personne. Il avait peut-être vu un gros lézard, ou alors un iguane ; il arrivait qu’il y ait des iguanes dans le coin. C’est ce qu’il avait vu, oui, un reptile quelconque, ou simplement un reflet de lumière sur une peau écailleuse en mouvement.

Jo frissonna, un jet de cristaux de givre qui lui était remonté du coccyx pour venir s’épanouir derrière sa nuque. Il n’aimait pas les reptiles. Non, pour sûr, il ne les aimait pas. Il regarda encore un moment, mais il ne vit plus rien, rien ne bougeait autour de l’arbre. Il n’avait peut-être rien vu du tout, il avait rêvé, il s’était imaginé des choses, des mouvements, le fantôme d’un iguane. Il haussa les épaules pour chasser de son dos cette nervosité qui le raidissait, sa main abandonna le fil, il se détourna, se mit à marcher sur la route, d’un bon pas. La route suivait le bord d’un plateau verdoyant que la lumière du soir nimbait d’étincelles orange. Le plateau était partagé entre des pâturages pour l’heure déserts et des vergers plus ou moins à l’abandon. D’autres collines, celles-là non recouvertes d’un sombre manteau de conifères mais au contraire d’arbres à feuilles caduques étincelant de verdeur, bordaient le plateau vers l’ouest. Devant Jo, le plateau s’évasait en une véritable vallée dont l’horizon se brouillait contre une frange violette. L’horizon… Qu’y avait-il, derrière ? Drôle de question, qui s’évada de l’esprit de Jo à peine y avait-elle pénétré.

La voiture de Jo n’était pas loin, une cinquantaine de pas, elle l’attendait derrière le premier tournant, sagement rangée sur un accotement qui mordait un pré bosselé. C’était une voiture aux lignes arrondies, recouverte d’une banale peinture gris métallisé, au toit ouvrant largement décapoté. Jo n’eut qu’à balancer tout son barda sur le siège arrière, par-dessus l’arête de la portière. Il fit le tour de la voiture par l’avant, sa main effleura la convexité du capot, son index passa sur l’écusson où le nom de la marque était écrit en relief : TOYOTA. Il ouvrit la portière, s’installa devant le volant. La clé de contact était restée sur le tableau, avec le reste de son trousseau, les clés de chez lui, qui pendaient au bout de leur anneau. Jo lança un dernier regard sur le plateau, du côté de la rivière maintenant invisible, il desserra le frein à main, mit le contact, enclencha la première. La voiture se désenclava de l’accotement. Jo rentrait chez lui.